De la Révélation à la Révolution

Publié le par Gismo

Le rastafarisme est aujourd'hui omniprésent sous ses formes récupérées. En cette fin de période estivale, le packaging vert-jaune-rouge fonctionne à plein et les mélodies sirupeuses d'un reggae anémié continuent à nous bercer légèrement. Bref, le Rasta Business se porte bien. Retracer l'histoire des pre-miers rastas consiste précisément à faire tomber un certain nombre d'idées reçues. A ses débuts, l'esprit Rastafari se situe aux antipodes du rastafarisme " peace and love ". La naissance du mouvement Rasta correspond, dans une très large mesure, à la volonté d'en finir avec un système où la domestication ra-ciale et coloniale est parvenue à son comble : " Babylone va brûler ! ".

" Je ne veux pas la paix, la seule chose que je veux c'est l'égalité et la justice " Peter Tosh

In The Begening

En ce début des années trente, la Ja-maïque, propriété de l'empire britanni-que, constitue un véritable " enfer ter-restre ". Les problèmes économiques et sociaux dus partiellement à la grande dépression acculent bon nombre de ja-maïcains à émigrer. C'est précisément dans ce climat de tension permanente que le mouvement Rastafari va appa-raître. L'annonce du couronnement de Ras Tafari Makonnen, empereur d'Ethiopie, rebaptisé pour l'occasion Haïlé Sélassié (" force de la trinité ") s'impose comme une authentique révé-lation. Cet événement venait en effet confirmer la prédiction de Marcus Gar-vey émise quelques années auparavant selon laquelle un roi serait couronné en Afrique et apporterait la délivrance au peuple noir. L'accomplissement de cette prophétie semblait pour certains déjà inscrite dans la bible : " Depuis l'Egypte, des grands viendront. L'Ethiopie tendra les mains vers Dieu". Aux yeux de plusieurs individus appar-tenant de près ou de loin à l'organisation de Garvey, le doute n'était plus permis : l'heure de la Ré-demption avait bel et bien sonné. Léo-nard Percival Howell, Archibald Dun-kley et Joseph Nathanael Hibbert se révèlent être les premières personnes ayant professé la divinité de Ras Tafari. Compulsant les Saintes Ecritures, le trio Rasta décèle de multiples indices ren-forçant leur foi nouvellement acquise. L'empereur hérite de titres honorifiques tels que " Roi des rois, seigneurs des seigneurs, lion conquérant de la tribu de Juda, lumière de ce monde, élu de Dieu, défenseur de la foi… ". Ces prestigieu-ses références apparaissent à de multi-ples reprises dans le texte biblique. Un passage de l'Apocalypse en apporte l'ultime confirmation : " Et je pleurais beaucoup de ce que personne ne fut trouvé digne d'ouvrir le livre ni de le re-garder. Et l'un des vieillards me dit : ne pleure point ; voici le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David, a le pouvoir d'ouvrir le livre et ses sept sceaux ". Dès lors, Haïlé Sélassié passait du statut de simple monarque abyssin à celui d'un Dieu vivant : Jah Rastafari. Loin de remporter l'unanimité, la nouvelle sus-citait une certaine inquiétude chez les autorités locales. Le culte de Ras Tafari avait ceci de particulier qu'il se réclamait d'une divinité noire et n'avait d'ordre à recevoir de personne d'autre, à plus forte raison d'un pouvoir gouverné par des blancs. En affirmant haut et fort la négritude métaphysique de Dieu, les rastafariens constituaient une menace pour l'establishment colonial. Ici com-mence l'acharnement policier et judi-ciaire dont sera victime la communauté rasta et ce jusqu'à nos jours. Dès 1932, les premiers rastas diffusent leur mes-sage au cours de meetings de rue dans les quartiers défavorisés de Kingston. En compagnie de Robert Hinds, Ho-well vend à un schilling pièce des cartes postales représentant Ras Tafari et an-nonce le retour imminent des Jamaï-cains en Afrique. Archibald Dunkely fonde le King's Missionary Movement et Jo-seph Hibbert crée sa propre confrérie, l'Ethiopian Coptic Faith. De fait, le cou-rant Rasta se développe librement, sans chef suprême.

Les anarchistes de Dieu

Les rastas se font plus nombreux et commencent à remettre sérieusement en cause la légitimité du gouvernement. La réponse ne se fait pas attendre : en 1934, Howell et Hinds sont arrêtés pour incitation à la révolte et injure à la cou-ronne britannique. Le jugement s'avère expéditif : Howell écope de deux ans fermes et son bras droit d'un an. Pour Howell et ses compagnons, le Jugement Dernier se chargera de la justice de Ba-bylone et épargnera le peuple de Jah. A sa sortie de prison, il organise l'Ethiopian Salvation Society et continue à propager ses idées séditieuses. La communauté rasta s'agrandit et s'implante dans les collines. Le camp du Pinnacle rallie plu-sieurs centaines de Rastas vivant en marge de la société, de façon autarcique. En amharique (langue éthiopienne), le nom Ras Tafari signifie " celui que l'on craint ". C'est précisément ce sentiment de crainte de voir se constituer un état dans l'état qui pousse les dirigeants de la Jamaïque à lancer une vaste opération anti-rasta. Raids policiers et arrestations arbitraires se multiplient. En juillet 1941, le Pinnacle est investi et soixante dix rastas sont arrêtés. La consomma-tion illicite du cannabis devient le pré-texte à un emprisonnement massif. Les journaux relayent la politique du gou-vernement en qualifiant les howellites de dangereux sectateurs. Pour les rastas, fumer de la Ganja participe d'un rituel sacré. Cet usage se justifiait en plusieurs endroits de la bible : " Une fumée monta de ses narines et de sa bouche, un feu dévorait, des braises s'y enflam-mèrent. " ou encore " Dieu dit : je vous donne toutes les herbes portant se-mence, qui sont sur la surface de la terre… ".

 

En bref, fumer la Sainte Herbe permettait la méditation et favorisait l'accès au divin. Au regard de la bonne société, tout ceci relevait d'élucubrations de fanatiques. La confrontation était inévitable mais le mouvement rastafarien continuait de croître.

Ici rugissent les lions

L'invasion de l'Ethiopie par l'armée de Mussolini engendre un très large senti-ment d'indignation chez les jamaïcains. Le soutien pro-éthiopien rejoint les mêmes préoccupations des rastas. L'Ethiopie symbolise en effet le paradis terrestre, le " Zion ". L'élan de solidarité en faveur des guerriers éthiopiens (les " lions noirs ") prend de plus en plus d'ampleur et plusieurs groupes de rastas demandent l'autorisation d'aller com-battre contre l'envahisseur fasciste. Après avoir salué le couronnement d'Haïlé Sélassié, Garvey change de po-sitions et critique l'attitude de l'empereur en exil. Dans son journal The Black Man de mars 1937, il le représente sous les traits d'un lionceau ("l'inconsistance de l'empereur ") de Ju-das (" un lâche qui s'est sauvé de son pays "). Ce brusque changement d'opinion entraîne le départ de nom-breux partisans. Ferdinand Rickett, Al-tamont Raid, Vernal Davis, Paul Ear-lington et d'autres individus proches du Garveyisme épousent la cause Rastafa-rienne. Malgré l'éparpillement en diffé-rentes congrégations, le mouvement Rasta ne peut plus être ignoré. Le pou-voir jamaïcain reste cependant campé sur sa politique ultra-répressive et continue les persécutions et le harcèle-ment policier. Lorsque par miracle ils échappent à l'incarcération, les rastas sont internés au Belview Mental Hos-pital. Jamaïque, terre d'asiles… Howell et Dunkley en feront les frais.

Blood and Fire

Faute de pouvoir rentrer sur la terre promise (l'Afrique : le Zion Land), les rastas se heurtent aux autorités et la Ja-maïque tourne au Zoulouland. Les cris de guerre rastas se radicalisent : Nyabhingi (" Mort aux oppresseurs blancs et à leurs alliés noirs "), Blood and Fire (" Par le sang et par le feu "). La presse ali-mente la Rastaphobie en publiant des articles alarmistes. Habitué aux visites intempestives des forces de l'ordre, Léonard Howell fait garder les abords du Pinnacle par des rastas répondant au nom d' Ethiopians Warriors. C'est sem-ble-t-il vers cette période que les rastas commencent à arborer les Dreadlocks (longues nattes non tressées ayant un aspect effrayant, dread). Les Locks s'apparentent à la crinière d'un lion ou à une couronne authentifiée par la Bible : " Aussi longtemps qu'il sera consacré par son vœu, le rasoir ne passera pas sur sa tête ; jusqu'à ce que soit écoulé le temps par lequel il s'est voué à Dieu, il sera consacré et laissera croître libre-ment sa chevelure.". C'est à cette même époque que le conflit entre les rastas et les " soldats de Babylone " va se durcir considérablement. En 1954, la commu-nauté du Pinnacle est définitivement démolie et un millier de rastas sont ar-rêtés. Cet épisode marque bien la fin du Pinnacle mais les tentatives gouverne-mentales pour rayer de la carte les cer-cles rastas sont un échec. De plus en plus nombreux, les guerriers de Jah at-tendent la chute de Babylone : " Ils combattront contre l'Agneau, et l'Agneau les vaincra, parce qu'il est le seigneur des seigneurs et le roi des rois, et avec lui sont les appelés, les élus et les fidèles. " Apocalypse XVII-14.

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Bonjour Gismo,Je reviens de jamaique avec des amis (dans le cadre d'une assoc', cf lien). J'avais souhaité aller sans idées préconçues.Votre site est des plus intéressants j'y trouve toutes sortes de précisions recherchées sur l'arrière plan historique du mouvement rastafari.Merci, je vais continuer à la parcourir pour m'y documenter plus avant... :)Tang (membre de FAJah)
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